Facebook & Co : le Hold-up planétaire
par Olivier Ertzscheid, Enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes
Facebook est en panne. Et avec lui Instagram, Messenger et WhatsApp. Une erreur humaine qui a eu lieu pendant «une opération de maintenance de routine». Une erreur, une panne et pendant sept heures, 2,8 milliards d’utilisateurs Facebook, 2 milliards d’utilisateurs WhatsApp, 1,3 milliard d’utilisateurs de Messenger et 1,2 milliard d’utilisateurs Instagram sont privés… de quoi d’ailleurs ?
Une «infrastructure sociale» est en panne. C’est cela que Zuckerberg, selon ses propres termes, voulait faire de sa firme. Il est compliqué de lui contester ce succès. Lorsque cette infrastructure sociale majeure tombe, une partie tout sauf négligeable du monde tel que nous le connaissons et l’habitons, se fige. Comme lors d’une grève dans un service public majeur. On observe que lorsque les gens viennent ailleurs se plaindre, se moquer ou s’énerver de cette panne (sur Twitter surtout), ou tenter de la contourner (sur Telegram ou Signal), ils en parlent presque comme d’une grève.
Un service est en panne. L’occasion de mesurer ce qu’il nous rendait vraiment comme service. Et de revenir au problème et à la question fondamentale de Facebook et des autres : ils sont une partie aujourd’hui déterminante de notre espace public commun, une place centrale, une centralité exacerbée. Mais ils n’ont rien de public. Ni dans leur gouvernance, ni dans leurs objectifs, ni bien sûr dans leur modèle économique.
«Dark Social»
Les conversations sont en panne. C’est de cette panne qu’il s’agit. Le Web des origines a toujours été celui de ces conversations entre des gens qui ne parlaient, ni ne «se parlaient» pas avant mais qui restèrent longtemps, dans leur nombre, une forme de marge, de périphérie, mais de périphérie reliée. Ces conversations ont grossi en volume, en intensité, en nombre, en dynamique. La conversation publique, ce «café du commerce» hier si méprisé par une éditocratie qui n’envisage plus aujourd’hui de parler d’autre chose que de ce qui s’y dit en bord de zinc, cette conversation publique est tout entière captée, potentialisée, mais modelée et fabriquée aussi, par Facebook. Et l’ensemble des trois autres services tombés (Instagram, Messenger et WhatsApp) sont l’autre conversation : la conversation privée, intime, celle qui rythme nos quotidiens, le covoiturage de nos enfants, l’organisation des prochaines vacances, le groupe où l’on s’envoie les photos de famille. Mais souvent ces espaces de conversations intimes redeviennent politiques ou idéologiques. Ce qui se dit et se trame dans ces ensembles qui forment un «Dark Social» est déterminant. Or toutes les influences et tentatives de désinformation s’y exercent aussi sans que jamais il ne soit possible de les y observer en train de se nouer ou de s’y dénouer. Sauf pour Facebook.
La démocratie est en panne ? On peut au moins se demander ce qu’il reste de la démocratie lorsque la société privée faisant fonction d’infrastructure sociale conversationnelle s’effondre. Il reste une béance pour toutes celles et ceux qui n’auront ni le temps, ni l’envie, ni l’énergie de sortir de cet habitus qui norme nos pratiques et celles de nos enfants depuis déjà tant d’années.
Quelques jours avant la panne, le Wall Street Journal commençait à révéler les documents fournis par Frances Haugen, une ancienne salariée de Facebook devenue lanceuse d’alerte. Frances Haugen témoignait devant le Congrès quelques minutes à peine après le début de la panne. Elle y révélait et documentait ce que beaucoup d’observateurs et d’universitaires expliquaient et dénonçaient depuis longtemps : la réalité d’une firme cynique, dissimulatrice, et désormais fondamentalement toxique.
En pleine panne, Zuckerberg une nouvelle fois apparaît bien en peine de justifier l’injustifiable. L’impact délétère d’Instagram sur la santé mentale des plus jeunes, l’instrumentalisation des discours de haine dès lors qu’ils demeurent rentables économiquement, le réglage des algorithmes qui renforcent les effets de polarisation, la modération arbitraire et discrétionnaire des comptes «influents» dispensés des règles s’appliquant à la plèbe… A chaque fois, Facebook savait, à chaque fois, Zuckerberg mentait. Facebook est en panne. Zuckerberg est en peine.
Il nous reste le Web
La panne réparée, il nous faut encore écouter le dépanneur en chef. Face aux révélations accablantes de Frances Haugen, Mark Zuckerberg est venu tenter de se défendre. De manière presque pathétiquement scolaire, il a commencé par nier l’évidence, puis a tenté de discréditer la lanceuse d’alerte en laissant entendre qu’elle était manipulée, et enfin il a réclamé… de la régulation. «Dites-nous à partir de quel âge il faut autoriser les enfants à accéder à nos services, contraignez-nous à vérifier leur âge, ordonnez-nous d’arbitrer entre la préservation de leur vie privée et la possibilité pour leurs parents de surveiller leurs activités.» On aurait dit un adepte des pratiques SM mandiant la bastonnade.
Oui, Facebook est en panne. Mais la panne dont il s’agit n’est cette fois pas réparable. Panne de confiance, panne de crédibilité. Cela ne suffira probablement pas à faire tomber Facebook mais il est tout à fait certain que cela continue d’abîmer durablement nos démocraties et les conversations dont elles sont faites.
La démocratie numérique n’est pourtant pas une chose si compliquée. Elle nécessite que chacun puisse s’exprimer s’il le souhaite. Que cette expression et sa visibilisation puissent se faire en toute transparence. Que des collectifs plutôt que des singularités organisent l’éditorialisation de ces expressions publiques. Et que l’espace public où s’expriment des opinions comme des faits soit exempt de toute forme de publicité garantissant sa possibilité même d’existence. Quatre conditions que revêt, par exemple, l’encyclopédie Wikipédia.
Facebook est en panne mais il nous reste le Web. Il nous faut investir et inventer d’autres espaces, d’autres conversations, d’autres expressions qui soient sincèrement publiques. La régulation demeure un vrai sujet et s’il est un point sur lequel Zuckerberg à raison d’appuyer, c’est sur l’hypocrisie fondamentale des Etats qui rivalisent de cynisme dilatoire en la matière, l’auditionnant d’une oreille, mais gardant l’autre à l’écoute du lobbying constant de la firme qui les infiltre.
La privatisation totale, par une firme monopolistique, des infrastructures conversationnelles permettant quotidiennement à presque 3 milliards d’individus de se parler, de s’informer et d’en parler, est au mieux une aporie et plus vraisemblablement une menace pour toute forme de démocratie ou d’aspiration à fabriquer du commun. Il nous faut parler d’autre part. Il nous faut habiter ailleurs. Retourner sur le Web. Car pendant que Facebook était en panne, il nous restait le Web.